Le déni des professionnels face aux violences conjugales

J’ai travaillé pendant 6 ans dans une association qui recevait comme principal public des femmes victimes de violences conjugales.

Contrairement à ce que l’on pense parfois, beaucoup de victimes osent se dire. J’ai reçu au fil des années de plus en plus de femmes qui venaient pour parler des violences conjugales et souvent je n’avais pas besoin de les aider à nommer ce qu’elles vivaient : elles savaient. Elles avaient pour la plupart la conscience que ce qu’elles vivent n’est pas normal et le désir d’en sortir.
Les campagnes d’information et de prévention qui ont été mises en place par les pouvoirs publics et les associations ont permis de libérer la parole de ces personnes, de les aider à repérer ce qu’elles vivent et à trouver de l’aide.
Ceci constitue un progrès énorme pour notre société.

C ‘est pourquoi j’ai été surprise et choquée de constater au quotidien tant de dysfonctionnements dans les rouages institutionnels dès qu’il s’agit de la question des violences faites aux femmes. Je ne veux pas jeter le discrédit sur les acteurs des institutions. Je souhaite simplement évoquer un vrai problème pour engager une réflexion. On parle souvent des progrès en matière de prise en charge et d’accompagnement des victimes, et il y en a bien sûr… mais il y a encore tellement à faire.

Je pense qu’un chantier immense attend tous ceux qui souhaitent voir cette société faire face avec responsabilité et justice à la violence.

Dans ma pratique quotidienne de juriste, j’ai constaté :
– la difficulté quasi-constante pour les victimes de déposer plainte suite à des violences conjugales. Aujourd’hui encore, elles sont confrontées à des refus de plainte ou à des incitations à des mains courantes (qui n’entraînent pas les mêmes conséquences judiciaires )
– la confrontation à des discours stéréotypés de la part des professionnels du type culpabilisation: « s’il était si violent, pourquoi êtes vous resté aussi longtemps avec lui ? ». Ces discours témoignent d’une absence totale de compréhension du phénomène de l’emprise et un manque d’empathie de la part des professionnels
– le classement sans suite quasi-systématique des plaintes déposées pour violences conjugales, qui laisse les auteurs dans l’impunité et les victimes dans l’oubli et l’injustice
– l’absence fréquente d’ouverture d’instruction pour des plaintes déposées pour viol conjugal
– l’absence de prise en charge par les services sociaux et notamment de recherche d’hébergement d’urgence…
– des réponses d’avocat mettant en danger la victime du type : « ne quittez pas le domicile conjugal, ce serait mauvais pour votre divorce » (alors que la femme est victime de viols au domicile)…

Cela se passe en 2014… et ces exemples touchent toutes les catégories de professionnels pourtant sans doute compétents sur d’autres sujets.

J’ai tenté de comprendre ce qui se passait dans toutes ces situations.

Je crois que, face à la violence, chacun a besoin de se protéger d’une façon ou d’une autre et comme les personnes victimes, nous sommes amenés en tant que professionnels, à nous défendre de ce à quoi nous sommes exposés. Un de ces mécanismes de défense est le déni : refuser la réalité telle qu’elle se présente. C’est exactement ce que les victimes de violence vivent au départ, quand elles ne peuvent réaliser l’horreur de ce qui survient dans leur vie et se disent que ce n’est pas si grave.
Les professionnels qui demeurent dans le déni ne peuvent évidemment pas être aidants pour les victimes. Ils contribuent et perpétuent le système de maltraitance qu’ils devraient mettre à jour et combattre.

Voilà pourquoi les dysfonctionnements et  les dénis des professionnels ont des effets désastreux sur les victimes : ils les empêchent d’accéder à une écoute, à une prise en charge et à une guérison. Ils confortent le discours des agresseurs.

J’ai vu passer dans mon bureau trop de femmes ravagées par des décisions inadéquates, des absences de réponse judiciaire, des jugements de policiers…

Notre société s’est préoccupée des victimes, sans se préoccuper réellement des professionnels. Or aujourd’hui ce sont ces derniers qui sont en difficulté car ils n’ont pas les moyens en eux et autour d’eux de faire face et d’accompagner ces situations.

Si aujourd’hui comme le disent les statistiques, au moins une femme sur 10 subit des violences au sein du couple, alors chacun d’entre nous doit s’en préoccuper. Chacun de nous connaît des personnes victimes. L’aide aux victimes au sens large ne peut donc être le monopole des associations : chaque corps de métier doit pouvoir assumer sa part dans la prise en charge.

En quittant mes fonctions de juriste, j’ai décidé de continuer à travailler avec les professionnels pour les aider à mieux appréhender la réalité de ce phénomène et leur permettre d’être des personnes aidantes pour les victimes.

Je souhaite contribuer à aider les professionnels à comprendre le phénomène de la violence, à disposer des bagages juridiques, sociaux, relationnels….nécessaires pour accompagner les victimes…mais aussi à lever le voile du déni. Il s’agit véritablement d’apprendre à ouvrir son écoute.

Aujourd’hui, le déni n’est plus tant présent chez les victimes que chez les professionnels. Ce déni, c’est celui de toute une société encore aux prises avec des stéréotypes sexistes.
C’est aussi celui des professionnels touchés dans leur histoire, d’une façon ou d’une autre par la violence… et qui ne peuvent entendre les récits des victimes sans être renvoyés à leur propre souffrance.

Il est vrai que l’on ne peut pas ressortir indemne du travail d’accompagnement auprès des victimes. Je crois que ce travail d’accompagnement n’est possible que si nous sommes prêts à tout entendre… Et pour cela encore faut-il pouvoir être à l’écoute de ce qui est réveillé en nous quand nous écoutons la souffrance de l’autre.

Ce dont je peux témoigner, c’est que ce travail m’a fait grandir et que j’ai l’impression d’être aujourd’hui un peu plus vivante…

Alors je remercie chacune de ces femmes qui par leur souffrance, leurs maux, leurs silences, leurs colères, leurs larmes, leurs sourires, leurs espoirs et leurs folies…ont accepté de me faire confiance, de me confier cette part d’elles si précieuse… et d’accepter de cheminer vers plus de liberté d’être.

Je vous assure, elles sont beaucoup plus fortes que nous les professionnels, qui avons du mal à regarder leur souffrance…